PORTRAIT D'ARTISTE// Qui est vraiment Camille Pissarro ?

On ne débat plus aujourd’hui sur la beauté de l’impressionnisme, sur sa valeur esthétique, son caractère révolutionnaire… Mais les précurseurs de ce mouvement renferment encore des tas de mystères. Camille Pissarro, celui que Cézanne -dont il inspira largement la peinture- considérait « comme un père et même plus, comme un bon Dieu », est mis à l’honneur ces prochains mois concomitamment au sein de deux institutions parisiennes, le Musée Marmottan Monet et le Musée du Luxembourg. Ces deux expositions contribuent à remettre au centre des préoccupations un peintre à l’œuvre jugée mièvre ou jolie, mais à la force et à l’apport sous-évalué, une œuvre complexe relativement transgressive sous ses airs charmants et bucoliques.  L’histoire de cette peinture est intrinsèquement liée à la personnalité même de Pissarro, intellectuel libre en révolte permanente élevé loin des faubourgs parisiens, qui a su rendre le spectacle de la vie simple passionnant, et qui voyait en l’art l’argument majeur d’une pensée révolutionnaire. L’occasion de se pencher sur la face cachée d’un peintre et d’un humaniste largement digne d'intérêt qui, parce que sa vie était loin du glamour de celles d’autres artistes, ne fut jamais érigé au rang d’icône...

 

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Camille Pissarro, de son vrai nom Jacob Abraham Camille Pissarro, est né le 10 juillet 1830 aux Antilles, alors sous domination danoise. Ses parents, d’origine juive portugaise, possédaient une quincaillerie sur l’île de Saint-Thomas. L’inclination de Pissarro pour la peinture de paysage n’est que renforcée par son enfance en terre exotique. Ainsi, il commence très tôt à représenter ce qui l’entoure, à étudier les liens entre figures et paysages, et attire l’attention du peintre Fritz Melbye, qui l’encourage à poursuivre cette voie. Alors, il part. Comme il a toujours fait, tout au long de sa vie, revendiquant ainsi son refus d’une vie bourgeoise et confortable.

Deux femmes causant au bord de la mer Saint Thomas, Camille Pissarro

En compagnie de Melbye, en 1852, il embarque pour Caracas, où il parfait ses jeunes techniques picturales et son sens inné de la composition. Trois ans plus tard, après un bref retour au sein de l’entreprise familiale, il s’installe à Paris et étudie aux Beaux-Arts, institution semblant correspondre au sérieux de son implication dans la vie artistique. Mais à l'enseignement “ingriste” et académique, il préfère les toiles rurales de Millet, admire Courbet pour son renoncement au pathos et au pittoresque et se passionne pour le travail de Corot duquel émanent liberté et poésie. Entre 1859 et 1861, il fréquente l’Académie suisse où il fait notamment la rencontre de Claude Monet et Paul Cézanne, qui resteront de fidèles compagnons. C’est Bazille qui introduit Pissarro à ce groupe de jeunes gens, ayant leurs habitudes au café la Closerie des Lilas. Pissarro est le plus âgé, on le surnomme aussitôt “le père Pissarro”, qualificatif qui le suivra toute sa vie, encore aujourd'hui.

Père, il le deviendra d’ailleurs pour la première fois en 1860. Le sien, cependant, ne cautionnant pas sa relation avec Julie Vellay, auparavant femme de chambre, suspend toute aide financière à son fils, le laissant dans une situation peu confortable. Cette relative précarité, dans laquelle il demeure une bonne partie de son existence, n’altère ni son amour ni son travail, ne faisant que cristalliser ses convictions sociales. Pissarro est un persévérant. Toute sa vie, il reste fidèle à Julie, avec qui il eut sept enfants, et fidèle il le resta aussi aux impressionnistes. En effet, il est le seul peintre à avoir présenté des oeuvres à toutes les expositions impressionnistes de 1874 à 1886.

 

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Les relations entretenues par Camille Pissarro avec les mouvements impressionniste et néo-impressionniste sont pourtant loin d’être monolithiques. En effet, si la peinture de Pissarro surfe sur la vague de l’innovation matérielle caractéristique de ce style (l'invention du chevalet plus léger et des tubes de peinture permettant de travailler à l’extérieur), si elle est la première à tenter de reproduire la vie moderne et la nature changeante à tout instant, si la palette est claire et la touche rapide, en virgule, elle diverge cependant en quelques points de celle de ses camarades. Attardez-vous sur quelques-unes de ses oeuvres réalisées à Pontoise ou Eragny, où il vécut heureux et loin du tumulte de la ville, en accord parfait avec la nature, et vous verrez que l’on est loin de la flore raffinée et luxuriante des jardins de Giverny. Pissarro s’attache davantage à reproduire la terre labourée, les pommiers en fleurs, les agriculteurs au travail ou au bord du lac, le port de Dieppe, le boulevard Montmartre en hiver… De petits paradis beaucoup moins artificiels en somme.

 

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La seconde moitié des années 1880 voit aussi se renouveler les leçons de l’impressionnisme. Cherchant à “atteindre un maximum de luminosité, de coloration et d’harmonie” selon les mots de Signac, les néo-impressionnistes ne se fient plus à la sensation immédiate et définissent un impressionnisme plus scientifique, s’appuyant sur les théories du mélange optique et de la vibration des couleurs. Pissarro, un temps converti, explique cependant dans une lettre à Henry Van de Velde qu’il se trouve dans l’incapacité de se ranger du côté des adeptes de ce courant qui “abandonnent la vie pour une esthétique diamétralement opposée”. Il ajoute : cela “pourra peut-être convenir à celui qui en a le tempérament mais non à moi qui voudrais fuir toute théorie étroite et soi-disant scientifique. Après bien des efforts, ayant constaté (je parle pour mon propre compte), l'impossibilité de suivre mes sensations, par conséquent de donner le mouvement, l'impossibilité de suivre les effets si fugitifs et si admirables de la nature, l'impossibilité de donner un caractère particulier à mon dessin, j'ai dû y renoncer. Il était temps, heureusement, il faut croire que je n'étais pas fait pour cet art qui me donne la sensation du nivellement de la mort».
Voyez comme Pissarro sait ce qu’il veut, il n’est prêt à aucune concession concernant son inspiration. Ce tempérament frondeur se fait également sentir dans ses opinions politiques. Les utopies anarchistes fleurissent en cette fin XIXème et Pissarro se rapproche des théories sociales prônées par les anarchistes et partagées par l’avant-garde littéraire et artistique. Lui qui a toujours fui les nantis, qui voit en l’art la grande occasion de changer le monde, qui constate chaque jour le labeur des paysans à la vie si difficile, se bat quotidiennement pour plus de justice.  Lors de la première exposition impressionniste, il proposa notamment aux artistes de créer une coopérative sur un modèle syndicaliste et de déterminer la place de  chaque tableau par tirage au sort pour ne léser personne. Anarchiste de pensée plus que d’action, Pissarro nous a tout de même laissé un témoignage plus que pertinent de ses convictions.  En novembre-décembre 1889, il réalise dans le plus grand secret vingt-huit dessins à la plume sur le thème du malheur des pauvres et de la cupidité indifférente des nantis, rassemblés en un recueil intitulé Turpitudes sociales. Ces oeuvres, radicalement différentes de ses peintures habituelles, constituent la plus belle preuve de la bonté d’un homme plus dévoué que politiquement engagé. Il se bat également contre l’antisémitisme et l’injustice pendant l’affaire Dreyfus, ce qui entacha profondément ses relations avec Renoir et Degas ayant choisi le camp adverse.

 

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Camille Pissarro est sans conteste un peintre talentueux et un homme de qualité. Poète discret, impressionniste singulier et fervent humaniste, il est avant tout un artiste en révolte permanente, volontairement à contre-courant, loin de toute tendance ou de tout dogmatisme, ce que l’on pourrait en somme appeler un homme libre. Dans un souci d’exacte représentation de la nature, et dans un profond respect pour elle (une sorte d’écologiste avant l’heure ?), il partage la vision naturaliste des impressionnistes mais s’éloigne de ses camarades par un insatiable désir d’expérimentation des sensations, loin des salons et des mondanités. Ce qui lui vaudra d’ailleurs d’être pauvre une bonne partie de sa vie… mais heureux et en parfaite adéquation avec ses idées. Il ne connaîtra en effet le succès commercial qu’en 1900, trois ans avant sa mort, malgré l’unanimité qu’il fait chez ses pairs qui l’admiraient tous. Il ne rencontre l’adhésion du public qu’au moment de l’exposition universelle, ce qui augmente considérablement le prix de ses toiles. Il demeure aujourd’hui l’un des artistes les plus chers. Le 5 février 2014, son tableau "Boulevard Montmartre, Matinée de Printemps" a été vendu 24 millions d'euros lors d'enchères à Londres, soit près de 5 fois la somme atteinte lors d'une précédente vente. Ironie du sort …

Boulevard de Montmartre matinée de printemps, Camille Pissarro

Joséphine Bisson


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