A la poursuite d'un mythe

Gauguin - 
Ahaoe feii, 1891 //

Le Grand Palais consacre cet automne une exposition à Gauguin, peintre de l’exotisme et de la couleur, mais pourtant toujours inclassable. On le connaît tout particulièrement pour s’être évadé vers d’autres contrés, les îles marquises et la Polynésie. Qu’est-il venu chercher en se retirant si loin de la vie européenne ? Qu’a-t-il découvert sur place ? Toutes les réponses transparaissent dans sa peinture, tel un reflet de sa vie, de sa quête. C’est une toile de sa période polynésienne qui nous livre aujourd’hui ses secrets « Ahaoe feii », réalisée en 1891, quand Gauguin découvre la vie d’expatrié.

Ahaoe feii © Moscou, musée d’État des Beaux-Arts Pouchkine

Lorsque Gauguin décide de partir à l’aventure, de quitter l’Europe et la vie mondaine qu’il exècre, c’est pour se rendre en Polynésie. Des rêves plein la tête, il s’engage dans ce voyage comme un conquistador lève les voiles. Sur place, il s’attend à être plongé dans un autre monde, un monde où la civilisation n’aurait pas encore œuvré, pour laisser intact le « mythe du sauvage ». Il croit et espère avec ferveur vivre ce choc des cultures, il l’attend. Arriver tel le messie occidental, voilà à quoi rêve Gauguin. Mais la réalité est tout autre, et le contrecoup se fait sentir. Le peintre se rend à l’évidence, les missionnaires ont déjà évangélisé la population, qui se retrouve vêtue en tenues protestantes. On est bien loin des Vahinés en pagnes et autres accessoires en noix de coco. Il en faut plus cependant pour décourager notre aventurier des mers, et la première année qu’il passe sur place, de 1891 à 1892, est une aubaine, un paradis. Totalement enivré par l’île, il se laisse griser par les odeurs et les couleurs qui l’entourent, les paysages le submergent et les femmes le subjuguent. Les femmes, voici bien l’une des faiblesses de Gauguin. À cette période, il va les dessiner sans cesse. Les Tahitiennes ont pour lui un charme atypique, elles ont cette stature charpentée, mais sensuelle, cette allure sculpturale, leur donnant la physionomie androgyne qui lui plaît tant.

C’est ici, le sujet de cette toile, deux tahitiennes, l’une assise face à nous, la seconde allongée en retrait. Si Gauguin n’a pas eu la jouissance de renouer avec l’expérience primaire qu’il souhaitait, cela ne le freine aucunement, et il lui suffit d’élaguer cette contrainte. Dans ce portait qu’il fait de ces deux jeunes femmes, il n’y a aucune marque de la rencontre avec les nouvelles coutumes religieuses ou européennes. Les vêtements ne donnent pas d’indication, le paréo qu’elles portaient se trouve à terre. C’est une étude de nu. Le paysage est tout autant dénué de repère. Gauguin projette ces modèles dans un univers sans temporalité.

Il ose le rose sans concession, recouvrant plus de la moitié du tableau et enveloppant les deux protagonistes. Avec audace, il le confronte au rouge, jouant sur les nuances, mais aussi sur les complémentarités entre couleurs, en y ajoutant du vert. Ce n’est pas ce qu’il voit réellement qui compte, mais comment il le voit à son sens. Les reflets, que l’on perçoit sur ce qui semble être un fleuve, mélangent des tons, les mettant en mouvement. Nous sommes ici dans l’univers de l’imaginaire, du mystique, du divin. Gauguin ne réalise pas ses portraits d’après nature, c’est un nu « de chic », de mémoire, une manière de prendre de la distance avec son modèle, et de pouvoir d’autant plus étendre son propre univers.

Le décor est alors posé, c’est le mystère qui prime. Une mise en scène qui sert l’action qui se déroule devant nos yeux. Ces deux femmes nous interpellent. D’une allure paisible et décontractée, elles semblent savoir des choses que l’on ignore. Si la première nous paraît malicieuse par le regard en coin qu’elle nous lance, on se laisse à peine surprendre par la seconde dont il manque pourtant la trace de ses jambes, un effet rendu possible par la perspective tronquée. Mais là où réside la plus grande intrigue est peut-être bien dans le plus petit détail. L’inscription. En bas à gauche, Gauguin a écrit le nom du tableau « Ahaoe feii ? ». C’est du tahitien. Que signifie cette interrogation ? Est-ce une bribe de la conversation entre les deux femmes prise à l’envol ? Elles ont pourtant les lèvres closes. Est-ce alors une question que nous adresse à demi-mot, ou plutôt demi-regard, la femme au premier plan. À qui, nous spectateur, nous européen ? Quel statut est visé ? Si l’on connait aujourd’hui la traduction de cette phrase, elle était à l’époque secrètement gardée par Gauguin, qui ne l’avait dévoilée qu’à sa femme en lui défendant de la communiquer. « Eh quoi ! tu es jalouse ? » Voilà ce qu’elle signifie, mais sommes-nous vraiment plus avancés malgré tout ?

> En savoir plus sur l'exposition : Gauguin l'alchimiste

Musée du Luxembourg
Du 11 octobre 2017 au 22 janvier 2018
19 rue Vaugirard, 75006 — M° Rennes (12)
Le lun. jeu. et dim. de 10h à 20h
Nocturne mer. ven. et sam. jusqu'à 22h
Fermé le mardi
Tarif : 14 € — Tarif réduit : 10 €


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