La Rue t’appelle

Balthus -
La Rue, 1933 //

Tel est pris celui qui croyait prendre

Le Musée d’Art Moderne fait résonner à l’unisson l'œuvre de trois artistes modernes, à savoir Derain, Balthus et Giacometti. Trois styles d’apparence bien distincts les uns des autres, mais que l’exposition nous montre sous l’angle de leurs points communs. L’occasion de revenir plus attentivement sur le chef-d’œuvre de l’un d’entre eux, Balthus, trop peu représenté dans les musées parisiens. Laissez-vous guider pas à pas dans le dédale de “La Rue”.

C’est une scène de rue comme il en existe tant d’autres. Voilà peut-être ce que nous inspire au premier regard cette toile de Balthus peinte en 1933, dont le nom « La Rue », paraît d’une banalité tout au moins équivalente. Mais n’avons-nous pas appris depuis l’enfance à nous méfier des apparences ? Balthus fait ici preuve d’une grande malice et il faut s’armer de patience et de rigueur pour déjouer ce que notre regard verrait trop vite.  

Ce tableau fonctionne en strates, en paliers. À peine avons-nous décelé un indice, nous donnant une clé de compréhension, que nous voici alpagué par un autre élément, dispersant toute la réflexion. Nous sommes face à une scène prise sur le vif, les gens s’affairent et s’activent dans un tumulte urbain. Dans les tons rosés, celle-ci nous semble inoffensive. Une vision néanmoins emplie de vie, dont le potentiel se fait déjà sentir davantage. À peine notre regard s’en détourne que le besoin d’aller vérifier si les personnages ont bougé se fait ressentir. Il semble animé, détenant le pouvoir de se révéler ou non à nous selon sa guise, à la manière de cette croyance enfantine qui nous laisse penser que les autres ne peuvent nous voir lorsque l’on a les yeux fermés.

Le premier des personnages à attirer notre attention nous fait face, s’approchant à petits pas du centre du tableau. Enfant ou adulte, on ne pourrait pas vraiment dire. C’est un poète, main sur le cœur, il avance dans sa rêverie, suivant les traces et le mythe du promeneur solitaire. Il est à contresens de notre regard qui cherche à l’inverse à s’enfoncer dans le tableau. Ne nous laissant pas pour autant bloquer la route on se rend compte doucement que quelque chose ne va pas dans cette composition aux allures de maison de poupées. Sur la gauche, des enfants jouent, mais la partie n’est pas pour autant à la rigolade. Alors qu’un enfant à la tête difforme et sans âge court béatement après sa balle rouge, la jeune fille qui lui emboîte le pas est en proie à une agression charnelle.

Clairement identifiée comme une petite fille, par ses traits comme ses vêtements, elle tente de se défaire de l’étreinte forcée qui lui ait faite. Sa jupe En pleine action, les genoux pliés, prête à bondir, les bras ouverts, prête à s’envoler, elle est prise au piège malgré tout. Comme un maillon, l’homme l’enlace de part et d’autre du corps, une jambe entre les siennes, un bras qui la saisit au bas-ventre et le second qui lui agrippe le poignet. Comme un oiseau en cage, la fillette n’a plus d’issue possible. Le visage de son agresseur est un mystère, il semble particulièrement paisible, vitreux pour une action pourtant si violente.

Cette scène ne manque pas de nous faire penser au tableau que Balthus avait entrepris à la même période « La leçon de guitare », laissant voir une fillette, à la veste rouge et aux socquettes blanches elle aussi, se faire empoigner de part et d’autre par son agresseur, une femme dans ce cas-là. La comparaison nous intéresse d’autant plus si l’on se focalise sous l’angle de l’instrument. La femme qui agresse dans la « Leçon de guitare » tire les cheveux de la jeune fille comme on tire les cordes d’une guitare. De la même manière, l’homme de « La Rue » prend en mains l’enfant comme on pourrait le faire avec un violoncelle ou une guitare. Son regard baissé et fiévreux s’apparente alors à celui d’un musicien qui écoute la mélodie qu’il produit. Il n’y a alors plus qu’un pas à faire pour voir cet acte comme une pure instrumentalisation de la jeune fille, un jeu de pouvoir et de domination dont il est le maître.

Balthus, La leçon de guitare, 1934 (non présente dans l’exposition)

Mais comment une telle scène peut-elle se dérouler en pleine rue sans que personne n’y fasse rien ? Autour de ce « drame de chaire » comme l’énonce Balthus, les passagers sont plus individualistes que jamais. Chacun est positionné de façon stratégique sur la toile, à la manière d’une partie d’échec dont ils seraient les pions, ayant tous un rôle à jouer dans la composition. Alors que le poète laisse porter son regard dans le vague, le bambin mi-homme mi- enfant n’a dieu que pour sa balle rouge qu’il tente d’attraper avec une raquette sans filet. Un charpentier passe, mais se couvre la vue par sa planche de bois, tout juste positionnée pour s’interposer entre lui et la scène de viol. L’angle d’inclinaison reprend parfaitement celui des deux personnages concernés. Dans ce tableau, les expressions sont à prendre au sens littéral, ainsi ce charpentier tout de blanc vêtu nous laisse penser qu’il reste de marbre face à ce qui se déroule, tout comme le cuisiner en second plan qui est statufié, comme un personnage de bois. Les deux femmes sur la droite sont de dos et s’éloignent de la scène sans un regard. Reste le petit matelot dans les bras de sa nourrice, une fois encore dont on ne peut donner vraiment l’âge, qui est plongé dans sa lecture, mais avec tout de même un geste de retrait. De ce constat on peut facilement voir ce que Balthus a cherché à nous représenter et à dénoncer, une ignorance générale ou chacun ne se focalise que sur sa personne et son intérêt propre. Un propos aussi actuel en 1933 qu’il ne l’est aujourd’hui.

Mais plus en filigrane, Balthus dresse un portrait de l’enfance sévère. Le passage de l’innocence à l’âge adulte, incarné par le rapport sexuel, se fait dans la violence et la douleur. Les personnages censés être des enfants ne sont pas clairement identifiables, que ce soit dans leurs expressions comme dans leurs proportions. Seule lueur d’espoir que donne à voir le peintre, c’est l’enfant qui lit, symbole pour lui d’émancipation intellectuelle et de survie de l’esprit. Un tableau qui en dit donc bien plus qu’on ne pouvait le penser, nous incitant à lire entre lignes et à ne pas céder à la facilité de l’œil pour y voir tout ce que l’œuvre a à nous révéler.

> En savoir plus sur l'exposition : Derain, Balthus, Giacometti

MAM - Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris
Jusqu’au 28 octobre 2017

11 avenue du président Wilson, 75019 - M° Alma-Marceau (9)
Du mar. au dim. de 10h à 18h
Nocturne le jeu. jusqu’à 22h
Fermé le lundi
Tarif : 12 € - Tarif réduit 9 € - Gratuit - 18 ans
Accessible aux personnes à mobilité réduite